Fidelio. Ludwig van Beethoven.
Oper.
Peter Maag. Stadttheater Bern.
Radio Suisse Romande, Espace 2, Musimag, fin décembre 1985.
Je ne sais pas si vous l'avez déjà constaté, mais je trouve que chaque fois qu'on revoit un spectacle, on y découvre un aspect différent. La dernière fois que j'ai vu "Fidelio", c'était à Vienne; la direction était assurée par Leonard Bernstein, et dans cette production, j'étais frappé de voir la grandeur des idées de Beethoven, frappé par cette œuvre titanique et sublime. Elle dépeint les extrêmes du destin humain. Dans Léonore, cette femme qui va servir comme aide-geôlier pour être plus proche de son mari, Beethoven montre l'amour pur et constant. Florestan symbolise toutes les victimes de l'injustice et de la terreur, et par la profondeur de la prison, Beethoven nous montre ce que signifie l'abandon total, pour nous reconduire à la fin dans la joie délirante.
(Musik)
Puis il y a ce chœur des prisonniers qui, grâce à la bonté du geôlier, peuvent sortir de leurs trous, aspirer le grand air et sentir la chaleur du soleil. Impossible de ne pas être touché par la misère de ces pauvres abandonnés.
(Musik)
C'est cet aspect profondément humain de l'idéalisme de Beethoven qui ressortait pour moi de la production de l'opéra de Vienne.
À Berne maintenant, je me suis aperçu en premier lieu que le livret est mal fait. L'action est simple, la construction apparente, et le hasard qui aide à délivrer Florestan est invraisemblable. Or, pour s'apercevoir de ces défauts extérieurs, il faut avoir de la distance. Et pour avoir de la distance, il faut qu'on ne se laisse ni fasciner ni absorber. Donc, à Berne, j'ai éprouvé un manque d'attraction. La représentation ne m'a ni touché ni ravi. J'y vois trois raisons; elles tiennent aux chanteurs, au chef d'orchestre et au metteur en scène.
Parlons d'abord des chanteurs. Les voix sont convenables, même assez belles, et fort heureusement, elles appartiennent à de jeunes gens, donc à une génération qui sait qu'il ne suffit pas de chanter, mais qu'on doit aussi savoir jouer et – surtout – garder sa taille, si l'on veut incorporer son rôle et non seulement chanter les lignes prescrites. Mais malheureusement, ces chanteurs ne savent pas l'allemand. Daniel Tomaselli qui tient le rôle de Florestan, Janet Hardy qui est Fidelio, Louis Lebherz qui joue Rocco, le geôlier, tous ces chanteurs sont américains. Et Marzelline est donnée par une jeune chanteuse bulgare. Une chance manquée. Car avec "Fidelio", nous avions enfin un opéra écrit dans la langue du public, un opéra donc, où vous pouvez suivre l'action et le contenu des airs mot par mot – puis vous êtes assis dans votre fauteuil et vous ne comprenez pas une syllabe. Impossible donc de vous laisser captiver par l'action, et vous tournez votre attention sur le développement musical. Et là – deuxième déception. L'orchestre est imprécis, de telle manière que même la critique locale, d'habitude extrêmement bienveillante, s'en est plainte. Les cordes ont de la peine à trouver l'unisson; la balance avec les instruments à vent est trop souvent en déséquilibre; puis l'orchestre, tout au cours de la soirée, est trop fort, et il couvre la voix des chanteurs. La direction musicale est assurée par Peter Maag, chef de l'orchestre symphonique de Berne qui apparemment ne tient pas assez compte des conditions acoustiques du théâtre municipal et qui se croit au Scala de Milan.
Désenchanté, vous vous tournez vers la mise en scène pour en être écœuré. Elle manque d'idées, mais à Berne, on aime cela, car on a horreur de toute mise en scène intelligente et moderne. Quand on va voir "Fidelio", c'est pour le voir comme il se jouait il y a trente, voire cinquante ans. On veut retrouver la vieille tradition, même si elle est douteuse. Puisque le monde change autour de nous dans une vitesse délirante, les bernois sont heureux que leur théâtre, lui, reste bien en place. La mise en scène se contente donc d'effets purement superficiels, et ses changements d'illumination incompréhensibles font le plaisir des spectateurs.
Si vous vous demandez maintenant, pourquoi je vous parle sur cette antenne de cette représentation décevante qui ne sort en aucune manière de l'ordinaire, c'est pour vous rendre attentifs, vous qui habitez Genève ou Lausanne, que la qualité de vos scènes d'opéra dépasse nettement ce qui se fait dans beaucoup de théâtres suisse allemands. Toutes les vertus, auxquelles vous êtes habituée chez vous, ici, outre Sarine, elles sont encore à conquérir.