Nabucco. Giuseppe Verdi.
Oper.
Opernhaus Zürich im Hallenstadion.
Radio Suisse Romande, Espace 2, Musimag, fin juin 1986.
C'était une des dernières représentations, une représentation populaire qui rassemble des gens de tous les coins de la Suisse, des gens qui n'ont pas l'habitude de se rendre au théâtre, parce qu'ils ont la télé et parce qu'ils n'ont plus envie de sortir le soir.
(Ton)
Mais pour "Nabucco", ils se sont endimanchés, ces vieux couples qui vont à la gare une demi-heure avant le départ du train. Paisiblement, ils se rendent au Hallenstadion, avec trois quarts d'heure d'avance sur la représentation. Ils ont acheté leur billet dans un hypermarché, aux stand des photos et des rasoirs électriques. Et maintenant, ils sont réunis dans une procession solennelle, tous sur le même trottoir, avec le même but et dans le même silence. Un peu comme s'ils se rendaient au culte. Vous vous joignez à cette colonne silencieuse, et une nuée de parfum vous embaume aussitôt. Vous sentez que vous êtes entrés dans un autre monde et que vous assistez au culte de la culture. – Puis vous entrez dans le temple, et comme dans l'évangile, des vendeurs se bousculent. Ici, on vend des programmes, là, ce sont des glaces, et là des disques.
Plusieurs buffets vous offrent des saucisses, des sandwichs – au fromage, au salami et au jambon – du café, de l'eau minérale, des coupes de champagne. Le Hallenstadion se remplit. Les jeunes gens qui entrent se sont mis à l'aise; pas de cravates, pas de vestons, juste une chemise légère. Enfin, on vous sert votre bouteille de bière,
(Ton)
et c'est le temps de gagner la place.
(Musik)
(Ton)
Derrière vous, on a la bouche sèche, et on déballe un bonbon. Malgré ses 120 musiciens, l'orchestre ne remplit guère cette immense salle, ou des milliers de spectateurs sont assis en amphithéâtre autour de la scène gigantesque qui vous semble, à la distance de 200 mètres, assez petite, comme un petit îlot illuminé au milieu d'un océan de ténèbres.
(Musik)
Le chœur apparait par une dizaine d'entrées, et la scène est inondée par plus de 500 chanteurs. Vous avez l'impression d'observer une fourmilière, tellement il y a de visages, et tellement ses visages sont petits, vus de la 32e rangée.
Abigail est chantée par Mara Zampieri. Je l'ai déjà entendue chanter la Tosca, dans une maison d'opéra, et j'en étais ravi. Il paraît qu'au Hallenstadion, elle chante tout aussi bien. C'est du moins ce que mes confrères affirment qui ont eu la chance d'avoir une place bien plus près de la scène.
(Ton)
En entendant rouler les bouteilles sur la pente des gradins, je comprends, pourquoi on avait défendu d'amener les boissons dans les rangs.
(Musik)
Pendant le chœur des prisonniers, le silence est total. Le public ne respire plus, il suit attentivement cette mélodie que chacun sait par cœur, puisque c'est un des disques les plus souvent demandés dans la partie classique du disque préféré de la radio suisse allemande.
(Ton)
On applaudit, mais sans ferveur. Le peuple a vu "Nabucco", il a approuvé les dimensions du spectacle, mais il n'a pas été épris, pas une seconde. Est-ce que cela tient aux conditions défavorables du Hallenstadion, ou est-ce que la tient au fait que "Nabucco" est un opéra trop conventionnel et trop ennuyeux qui ne passionne ni les connaisseurs ni les amateurs?
Quel qu'il en soit, "Nabucco" était la dernière production de l'Opernhaus sous la direction de Claus Helmut Drese, et malgré que le public soit resté un peu trop figé pour trahir de l'émotion, l'opéra était un succès non seulement financier, mais politique aussi. Car "Nabucco" a attiré la population de Zurich; qui a rempli cet immense Hallenstadion jusqu'à la dernière place pendant toutes les 10 représentations. Claus Helmut Drese a donc su rattacher une grande partie des Zurichois à leur Opernhaus, et il a su renouer ces liens qui avaient étés rompus lors des émeutes de Zurich, émeutes qui avaient éclaté précisément à cause de l'Opernhaus, auquel on reprochait de coûter trop cher, de faire une culture élitaire qui n'intéresse que les riches, les traditionalistes, les bourgeois et les banquiers. Mais l'expérience du Hallenstadion, où l'on a monté "Aïda" et "Boris Godunow" les années précédentes, a prouvé que les gens ont gardé le goût du grand opéra.
Claus Helmut Drese a donc pu quitter Zurich avec le sentiment que le succès lui est resté fidèle jusqu'à la dernière production. Et du succès, il en aura désormais besoin. Car immédiatement après la première de "Nabucco", Drese s'est envolé pour Vienne, où les autorités lui ont confié la clef dorée du Staatsoper dans une de ces cérémonies impériales que les viennois savent si bien arranger. "Je sais que mon poste est dangereux", a dit Drese dans son allocution lors des cérémonies. "Mais je m'en réjouis, même après avoir calculé la durée moyenne des directions du Staatsoper." En effet, Drese est déjà le 29e directeur de cet opéra prestigieux qui garde ses chefs seulement trois ans en moyenne. Et Drese, combien de temps restera-t-il?
Le problèmes du moins ont déjà éclaté avant son arrivée. Car l'état autrichien voudrait réduire ses subventions de 30 % - mesure qui toucherait les trois scènes nationales: Staatsoper, Volksoper et Burgtheater. A Vienne donc, Drese devra continuer de se battre pour des questions de finances et d'infrastructure. En entendant cela, on perd l'envie d'être à sa place. Qu'en pensez-vous?