Elektra. Richard Strauss.
Oper.
Ralf Weikert, Ruth Berghaus. Opernhaus Zürich.
Radio Suisse Romande, Espace 2, Magazine de la musique, début février 1991.
Electre est un personnage de la mythologie grecque, et Electre symbolise la mauvaise conscience qui n'oublie pas les méfaits. Electre a arrêté de vivre au moment où le crime a été commis, et l'image du père ensanglanté est resté incrustéé dans sa mémoire. Electre garde dans ses souvenirs l'arrivée du père après sept ans de guerre, car la guerre de Troie a durée sept ans. Agamemnon était un des généraux grecs. Il s'est battu. Il a gagné. Il entre dans son palais. Sa femme lui prépare un bain. Et dans cette baignoire, elle le tue. Parce qu'il est de trop. Parce qu'il dérange les affaires. Depuis longtemps, l'épouse s'est donnée à un autre homme. Et pour sauver cet homme qu'elle préfère à Agamemnon, elle tue son mari par un coup de hache. Electre ne peut pas oublier ce crime. C'est elle qui dans le palais incarne la mauvaise conscience. Et par sa présence, elle empêche les autres à retrouver l'insouciance.
A l'opéra de Zurich, c'est Ruth Berghaus qui signe la mise en scène. Sa production d'Electre est magistrale, extraordinaire, tout à fait singulière et originale. Electre incarne la mauvaise conscience. Son symbole est une serviette noire qui contient la hache qui a tué son père. Electre ne cesse de la sortir, de la contempler, puis de la refourrer dans la serviette.
Cet outil lui sert de témoin. C'est à lui qu'elle rattache ses souvenirs du crime atroce. Mais en même temps, l'outil est devenu une abstraction. Il a bien servi à commettre le crime, mais le crime en temps que tel a disparu dans les abîmes du temps. Il y a longtemps qu'Agamemnon est mort. Son corps a été enterré. Il a pourri. Son sang a disparu. Les murs du palais sont d'une blancheur pimpante. La réalité autour de Electre a évolué. Agamemnon assassiné a quitté le monde de la réalité, et il est entré dans le monde des idées. C'est dans la tête d'Electre qu'il continue à vivre, et il y mène la vie d'une idée, d'une idée qui s'est figée, qui est devenue idée fixe.
En même temps, Electre a pris l'allure d'une folle. Elle est devenue une mal adaptée qui se fait son monde à elle. La folie d'Electre se trahit par ses gestes stéréotypés. Ce sont les gestes d'un mathématicien qui démontre une réalité fictive. Et pendant qu'elle chante son grand monologue, elle a l'air d'un écolier qui se répète un poème qu'il a du apprendre par cœur pour ne pas l'oublier.
(Musik)
Electre rêve de vengeance pour que les choses soient remises en ordre. Elle attend que son frère revienne pour venger le père en tuant la mère. Pour Electre, cette vengeance est inévitable. Et pendant qu'elle y songe, elle se met à marcher gentiment. Ses pieds se posent l'un devant l'autre, ils dressent une ligne tout droite qui mène au but, la vengeance, pas à pas. Mais Electre se trompe; une colonne se trouve au chemin et l'empêche de continuer. Le symbole que Ruth Berghaus a choisi est clair. Commettre un meurtre pour venger un autre n'est pas une issue. Car le nouveau meurtre perpétue le crime.
Nous comprenons cette vérité à la fin de l'opéra. Oreste est arrivé. Il a tué sa mère. Le père est vengé. Mais la mauvaise conscience s'est attachée à lui, et Oreste prend l'allure d'un fou. Son bras perpétue le mouvement, avec lequel il a fendu le crâne de sa mère. Son crime s'est engravé dans sa mémoire, et Oreste arrête de vivre au moment où il commet le meurtre. La boucle se referme, il n'a pas de rédemption.
(Musik)
La mise en scène de Ruth Berghaus est d'une clarté et d'une conséquence hors du commun. Cette clarté, on la retrouve dans la musique. Richard Strauss a écrit une partition pour un immense orchestre, mais cet orchestre ne couvre pas les voix, si le chef observe strictement les indications dynamiques. Le chef de l'opéra de Zurich, Ralf Weikert, s'est tenu strictement à la partition, et il nous a donné un tissus instrumental lisse et différencié qui permet aux chanteurs de différencier les lignes vocales à leur tour. Electre a Zurich est donc une réalisation où les chanteurs ne sont pas obligés à crier. La clarté de la mise en scène et la clarté du style musical se joignent à une soirée d'opéra qui frise la perfection.
(Musik)
Une soirée parfaite à l'opéra de Zurich, grâce à Ruth Berghaus qui signe la mise en scène. Ruth Berghaus part de la partition. Pour elle, la partition s'étend peu à peu sur les chanteurs, leur gestes et, pour finir, sur la scène tout entière. – Tous les éléments de l'opéra finissent donc à raconter l'histoire, même la lumière. Car le chanteur ne peut pas tout dire, nous explique Ruth Berghaus.
(Wort)
Si donc la question se pose, quelle lecture choisir pour la mise en scène, Ruth Berghaus répond qu'elle se fie à la partition. Et puisque la partition est riche et qu'elle contient beaucoup d'éléments, la mise en scène répand cette richesse à travers l'espace et le temps. Car pourquoi se priver de cette richesse et pourquoi simplifier les choses?
(Wort)
Ruth Berghaus qui fait des mises en scène riches et différenciées est un peu embarrassée quand on lui demande de définir le style de son travail. Une chose cependant est certaine: Elle n'essaye pas de raconter l'histoire. Car l'histoire se raconte d'elle-même, elle est racontée par les mots du livret. Pour la Berghaus, cela suffit. Pas de dédoublement.
(Wort)
Mais l'opéra n'a pas seulement le livret, donc les mots, il a aussi la musique. Et cette relation qui se crée entre les mots et la musique, c'est elle qui intéresse Ruth Berghaus, c'est elle qu'elle essaie de mettre en scène.
(Wort)
Ruth Berghaus s'intéresse donc aux relations. Aux relations qui se créent entre les personnages, mais aussi aux relations qui se créent entre un personnage et son entourage et sa situation.
(Wort)
Si vous voulez voir ce que donne cette manière d'aborder les choses, je vous recommande vivement de vous rendre à l'opéra de Zurich, où cette Electre unique de Ruth Berghaus est à voir et à admirer.