Otello. Giuseppe Verdi.

Oper

Armin Jordan, Hans Hollmann. Theater Basel.

Radio Suisse Romande, Espace 2, Musimag, 23 novembre 1988.

 

 

Le début de saison à Bâle avec "Otello" de Verdi était aussi le début d'une nouvelle direction, la direction Frank Baumbauer qui nous vient de Munich. Baumbauer a promis aux bâlois un renouveau du programme et de l'ensemble, il a parlé d'une esthétique et d'une conception théâtrale qui feraient de Bâle une des scènes les plus intéressantes. Et comme ouverture de saison, il a proposé "Otello", un choix qui a suscité des attentes et des questions.

 

"Otello", cet opéra nous promet des prestations musicales hors du commun, puisque Verdi y a trouvé la maturité de son style, tout en écartant les clichés verdiens. "Otello" nous raconte l'action avec un orchestre riche et différencié, et les chanteurs n'ont plus simplement à donner des arias, mais à interpréter des personnages complets et complexes. "Otello" crée donc des attentes. Et des questions. Surtout au début d'une nouvelle saison. A quel but sert cet opéra? Le théâtre, ira-t-il dénoncer le racisme qui oppose Otello, l'homme noir, à la société des hommes blancs? Ira le théâtre donc projeter sur Otello les problèmes qui opposent le premier au troisième monde? Ou est-ce que le théâtre dénoncera le pouvoir en critiquant les machinations diaboliques de Iago?

 

Voilà les questions que suscitait le choix d"Otello". Maintenant, après la première, nous connaissons la conception que Bâle a suivi: "Otello" à Bâle, ce n'est rien d'autre que le grand opéra. Pas d'allusions politiques à craindre, pas d'acrobatie intellectuelle, pas de conception moderniste. "Otello", c'est l'opéra de toujours, avec des costumes somptueux, des décorations léchées, et des chanteurs qui crient leurs paroles sans se soucier de leur personnage.

 

Vous pouvez vous imaginer le soulagement des bâlois en voyant que, dans le domaine de théâtre lyrique, tout reste dans l'ordre habituel. Les applaudissements, à la fin du premier acte, avaient un caractère de démonstration. Ils exprimaient la gratitude du public bâlois pour une production qui renonce à les choquer ou à les intriguer.

 

Et pourtant, la désignation de Hans Hollmann comme metteur en scène était un geste de défi, et Bâle l'a compris comme tel. Hollmann était le premier directeur du nouveau bâtiment il y a quelques dix ans. Puis il a quitté Bâle en claquant la porte pour des questions d'argent. En désignant Hollmann comme metteur en scène d"Otello", Frank Baumbauer souligne qu'il veut se rattacher à la grande tradition de Bâle, la tradition du "Regietheater", où le metteur en scène omnipotent impose sa conception aux acteurs et à la pièce, et par cet acte, il choque le public.

 

Et voilà le deuxième défi: Hollmann a déjà provoqué à Bâle un scandale retentissant par une mise en scène d"Otello". C'était, il y a dix ans, "Othello" de Shakespeare. Il nous montrait que la tragédie d'Othello était déclenchée par la société vénitienne – parce qu'Othello est de peau noire, on le pousse dans le rôle de la bête fauve. Et lui, il accepte le verdict et se dit: "Bon, puisque vous me voulez ainsi, je le serai." La conséquence du démontage de cette personnalité était la scène de torture, où Othello, le cœur en larmes, exécutait sa femme Desdemona.

 

Cette scène et cette conception ont fait scandale, il y a 12 ans. Maintenant, on s'attendait à une reprise. Mais Hollmann a déjoué toutes les attentes en montant "Otello" comme opéra traditionnel. Nous retrouvons les gestes habituels des chanteurs, ces gestes superficiels qui n'ont plus de signification. Iago, l'adversaire rusé qui tire les ficelles de l'intrigue, par son jeu – ou plutôt: par son manque de jeu, ne se distingue plus d'Otello. Est-ce résignation? Hollmann, l'enfant terrible, le dompteur des acteurs, renonce à tout travail et se contente de souligner que l'opéra traditionnel est dépassé.

 

Pour parler des prestations des chanteurs, il faut faire la différence entre solistes et choristes. Les chœurs du théâtre de Bâle comptent parmi les meilleurs chœurs d'opéra après ceux de Bayreuth. Leur splendeur vocale et leur précision du phrasé sont légendaires. Et dans cette nouvelle production, ils ont su s'identifier à leur tâche. Leur peuple de Venise est multiforme et bien différencié. Les choristes bougent de manière naturelle, il sont à l'aise sur la scène et ils savent réconcilier la double tâche d'agir et de chanter.

 

Cette tâche cependant n'a pas été résolue par les solistes. L'Otello de la première (Bruno Sebastian) et Iago (Mario di Marco) ont confirmé les préjugés qu"Otello" doit être crié au lieu d'être chanté. Pas de couleurs vocales, pas de différenciation; les deux rôles masculins ne sortent jamais du forte.

 

Desdemona (Linda Piech): pas mieux. Chant déréglé au plan rythmique et mélodique. Après l'entracte, le théâtre nous apprend son indisposition, et Mme Piech est remplacée par la Desdemona de la 2e distribution: Clarry Bartha. Elle  apporte les nuances qu'on attendait en vain des autres chanteurs. Elle seule dépassait le niveau du Stadttheater, et en allemand, la qualification "Stadttheaterniveau" est très péjorative.

 

Armin Jordan comme chef s'est montré plus animé et plus dramatique que d'habitude. Il a bien placé les accents, avec des cuivres tranchants et des contrastes bien soulignés qui font ressortir les grandes dimensions de la partition. L'orchestre symphonique de Bâle était en bonne forme, très peu de fausses notes (malheureusement, il y en avait), et supérieur au reste de la production. Les bases musicales de Bâle (orchestre, chœurs) sont intactes. Nous pouvons donc espérer que les productions des opéras suivants seront plus intéressantes que cette première d"Otello".

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