Don Pasquale. Gaetano Donizetti.
Oper.
Ewald Körner, Dominique Mentha. Stadttheater Bern.
Radio Suisse Romande, Espace 2, Musimag, 7 février 1989.
Sujet de l'opéra bouffe dont on commence à comprendre l'amertume lorsqu'on s'approche de l'âge mûr: L'opéra oppose l'amour des jeunes au besoin d'amour des vieux solitaires. Les jeunes, de par leur beauté et leur jeunesse, ont raison de s'aimer, alors que les vieux ont tort, parce qu'ils sont vieux. Quand on est vieux, on doit se taire et on doit se tenir tranquille dans son coin. Sinon, l'opéra vous punit. Il ridiculise votre besoin d'être aimé.
Cette base primitive de l'opéra, la mise en scène et la direction musicale l'ont corrigée. L'ouverture, sous la baguette inspirée d'Ewald Körner, prend presque l'ampleur d'un poème symphonique. Ewald Körner fait entendre, surtout dans les parties en mineur, toute la mélancolie et la tristesse qui s'attache au sort de Don Pasquale, et en introduisant des rubatos fort hardis, il brise la mécanique superficielle de la partition pour faire ressortir l'âme du drame. Cette interprétation qui ne favorise pas l'italianità, mais le drame tout court, n'a pas négligé le soin de l'exactitude, le sens du phrasé; bref, Ewald Körner a créé un tissus riche, différencié, remarquable.
Ce souci de différencier et de nuancer la base primitive qu'Ewald Körner a fait entendre dans l'ouverture déjà, nous le retrouvons dans la mise en scène du jeune Dominique Mentha. Il nous montre que Don Pasquale n'a pas tort parce qu'il est vieux, mais parce qu'il n'est pas capable d'aimer. C'est une âme sèche, méticuleuse; ce Don Pasquale se trouve entre le malade imaginaire (qui n'aime que sa santé) et l'avare (qui n'aime que sa fortune). C'est par méchanceté que Don Pasquale veut se marier, pour empêcher que son neveu puisse hériter ses richesses.
La cohérence de la mise en scène se montre à la fin de l'opéra qui, en principe, joue dans le jardin et derrière les bosquets de Don Pasquale. A Berne, nous avons un immense espace vide, noir, avec la lumière froide de mille étoiles qui brillent tout en haut dans le ciel, sans éclaircir ni chauffer le monde. Car ce jardin de Don Pasquale à la fin du drame est l'image de son âme; il a tout perdu, sa femme, son neveu, son médecin, ses proches. Et rien ne reste dans ce jardin qu'une statue au torse nu, torse nu qui symbolise Don Pasquale mutilé, froid, pétrifié, délaissé. C'est donc la tristesse de l'homme seul, la tristesse de l'homme que personne n'aime que nous prenons comme dernière image de cette grande mise en scène.
Mais avant d'arriver à ce point final, pont final qui fait deviner qu'à partir de ce moment-là une autre sorte de drame commence, une sorte de drame que, seulement deux siècles plus tard, Beckett a décrit – avant ce point final Dominique Mentha déploie un commentaire scénique singulier, riche et nuancé. Cela fait des années que je n'ai plus vu à Berne un travail si intelligent et si homogène, si clair et si raffiné.
Pour vous donner une idée, je citerai les noms de Jean-Pierre Ponnelle et de Harry Kupfer. Ce sont eux qui ont créé cette sorte de lecture que nous retrouvons chez Dominique Mentha, une lecture qui est très attentive aux détails de la partition et qui sait inventer des actions scéniques qui vous donnent l'impression que la musique ait été écrite pour illustrer et accompagner précisément cette mise en scène particulière.
Un seul petit détail, parmi mille, pour vous expliquer ce que j'entends. Dans le 2e acte, vous avez l'ensemble des chanteurs sur scène. Normalement, on les place à la rampe et la succession des voix, les changements de la dynamique, les forte, les piano, ne répondent qu'aux exigences de la partition. Au point de vue dramaturgique, rien ne se passe. L'action est devenue invisible, elle est entrée dans la substance de la musique, et ce sont les lois purement musicales qui règnent à cet instant.
A Berne par contre, Dominique Mentha fait parler la musique pour nous expliquer la situation. Les aigus de Norina sont chantés par acte de déférence; par ses aigus, Norina s'impose à Don Pasquale, elle lui fait subir son agressivité. Et lorsque sa voix s'adoucit pendant le piano, c'est la confidence des sentiments qu'elle porte à son amant, à Ernesto. Et la basse de Don Pasquale, elle ne fait pas seulement contre-point musical, elle exprime aussi l'homme abaissé et triste qui sent que ses illusions sont en train de se briser, alors que le baryton du Dr. Malatesta exprime l'homme songeur qui craint que les choses se gâtent et que le jeu va trop loin, alors que le ténor rayonnant d'Ernesto exprime la béate stupidité du jeune amant qui ne comprend rien des choses. Tout cela, la musique l'a toujours exprimé. Mais à Berne, la scène nous le montre, nous l'explique et nous le fait sentir comme pour la première fois.
(Musik)
Le rôle de Don Pasquale est donné par Günther Missenhardt. Une basse qui passe. Beau timbre, bien à l'aise, avec toutes les nuances requises. Le jeu est peut-être pas assez fin, trop extérieur, pas toujours très contrôlé ni homogène, mais quand-même remarquable et pour Berne tout à fait exceptionnel.
Norina de Ludmilla Zelenka a une voix pas très légère, mais ample et très sure de ses moyens, avec des couleurs parfaitement adaptées aux exigences du rôle et de la mise en scène. En plus, le visage et le corps sont capables de transitions diaboliques. La jeune fille qui aime, la petite novice qui sort du couvent pour être mariée à Don Pasquale et l'épouse terrible et irascible, tout cela est visible en même temps qu'audible, une interprétation qui frise la perfection.
Le reste du plateau lui aussi est à la hauteur de la tâche. Le chœur qui n'est pas seulement figurant, mais qui joue, est mieux que jamais. Tous ses mouvements sont motivés par l'action. Et là aussi, Dominique Mentha se montre ingénieux. Pour faire avancer le chœur, Mentha invente le truc du papier étalé sur le sol pour protéger le plancher des taches de peinture. On roule le papier pour l'ôter, et le chœur doit changer de place. Vous comprendrez que la foule de ces détails nous procure un plaisir inlassable.