Wozzeck. Alban Berg.
Opéra.
Michael Boder, Christof Nel. Basler Theater.
Radio Suisse Romande, Espace 2, Musimag, 29 mai 1990.
Je ne sais pas si vous l’avez déjà remarqué: Plus vous êtes habitués, plus le théâtre (ou l’opéra) ont de la peine à vous étonner, notamment quand vous avez déjà tout vu, quand on vous a mis les classiques à toutes les sauces imaginables. Alors, rien ne peut vraiment vous étonner. C’est qu’au cours des années, vous avez perdu la naïveté et l’innocence. Puis un beau jour, vous allez voir « Wozzeck » au théâtre de Bâle. Vous présentez votre billet à l’entrée de la salle, vous y entrez, et vous restez debout, bouche bée : La scène est transformée, et vous êtes témoin d’un sacré coup de théâtre qui vous rend curieux – et ce mélange de curiosité et d’étonnement ne vous quitte plus pendant toute la représentation de « Wozzeck », vous êtes captivé et fasciné à la fois.
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Alors, que peut-on voir ? Tout d’abord un arrangement inhabituel. Normalement, en face de vous, vous avez la fosse d’orchestre (en forme de banane) et le plateau en forme de cube. C’est la disposition traditionnelle. À Bâle cependant, au lieu d’un plateau, vous avez un immense anneau blanc qui s’incline légèrement en direction de la salle, un peu comme l’anneau qui entoure la planète Saturne. Au milieu de cet anneau blanc se trouve l’orchestre comme le jaune d’œuf se trouve au milieu du blanc.
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Toute l’action se déroule donc sur la périphérie de l’anneau. Cela signifie que le metteur en scène peut jouer avec la distance. Il peut rapprocher un chanteur de la salle sans que l’orchestre se pose entre lui et les spectateurs. Mais il peut aussi séparer deux chanteurs par une immense distance qui les oblige à crier à travers tout un orchestre.
Vous comprenez l’astuce de cette mise en scène : elle évite tout réalisme, et elle devient symbolique. Le moindre geste, le moindre déplacement est important, car aucun élément extérieur au texte l’explique ou le nécessite. Puisqu’il n’y a rien sur scène, tout ce qui s’y passe est dû à des motifs qui se trouvent à l’intérieur des personnages.
Or, ces personnages ne connaissent que deux motifs qui les font vivre et agir. Le premier motif est un besoin de gloire ; le deuxième motif un besoin d’amour. (Je me demande d’ailleurs, si l’on ne pouvait pas réduire tous les actes à ces deux motifs, même les actes de notre vie quotidienne.) C’est donc par amour que Wozzeck, le personnage principal de notre opéra, assume des charges subalternes mal payées. C’est par amour qu’il rase la barbe du capitaine, c’est par amour qu’il se met à disposition d’un médecin qui le fait subir des expériences médicales absurdes, car l’argent qu’il gagne, il l’apporte à Marie, la femme qu’il aime et qui a un enfant de lui.
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L’amour est donc le motif qui dirige les actes de Wozzeck, et Berg l’indique par les seul accord en do-majeur que nous venons d’entendre. Mais lorsque Wozzeck découvre que Marie le trompe, qu’elle sort avec un tambour-major, il s’achète un couteau, et c’est toujours par amour qu’il tue l’infidèle Marie. Car la jalousie, telle qu’elle nous est présentée chez Wozzeck, n’est qu’un amour sans objet, un amour dont l’être aimé prétend ne pas avoir besoin.
Mais qu’en est-il chez les autres ? Les autres, vous l’imaginez, sont poussés par un autre motif que l’amour. C’est un besoin de gloire, un besoin de grandeur. C’est lui qui gonfle le capitaine, le tambour-major, le docteur, et c’est ce besoin de gloire qui pousse Marie à sortir avec un homme qui se présente mieux que ce petit Wozzeck maigrelet et simple d’esprit.
Et maintenant, analysez les rapports entre les personnages, et vous verrez qu’il y a là un énorme décalage. D’un côté, vous avez l’homme simple qui aime tout le monde, et de l’autre côté, vous avez ceux qui profitent de lui, qui le considèrent comme une de ces créatures qu’on peut exploiter, parce qu’elles sont du niveau du chien ou du cheval. On profite de Wozzeck sans lui porter le moindre estime.
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Mais au milieu du drame, à la scène centrale, Wozzeck se rend compte que les rapports entre lui et son entourage sont déréglés. Et à partir de ce moment, les choses commencent à tourner mal. Car Wozzeck veut se venger. Mais au lieu de se venger auprès de ses oppresseurs, il tue Marie. Au lieu de rendre sa haine à ceux qui l’ont chicanés, il tue l’être qu’il aimait le plus. Au lieu de planter le couteau dans le cœur de ses oppresseur, il le plante dans le cœur de la femme qu’il a aimé. La condition perverse, dans laquelle il vivait, le mène à une fin non moins perverse.
Au moment, où Wozzeck se rend compte que les choses ne marchent pas comme elles devraient, au moment, où il prend note de sa réalité, le chanteur, à Bâle, quitte la scène, et il descend à la fosse d’orchestre. Et de là, du centre précis du plateau, il regarde les autres bouger, et il se rend compte de l’atrocité de la danse de la société.
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Cette mise en scène très intelligente et sans compromis a en même temps – de par la disposition scénographique – placé l’orchestre au centre du drame. En conséquence, la musique prend un poids énorme. C’est elle qui murmure, qui raconte et qui chante, c’est elle qui s’agite, qui commente et qui se révolte, c’est elle qui reste mystérieuse et séduisante malgré toutes les atrocités du drame.
Le chef titulaire de l’opéra de Bâle, le jeune Michael Boder, a travaillé la partition avec beaucoup d’attention, voire précaution. Cette précaution lui a fait réussir tous les moments où la musique se penche sur elle-même, où elle s'écoute, où elle réfléchit. Ces moments d’intensité tranquille étaient réussis, notamment dans le grand interlude orchestral à la fin du drame, où la musique évoque une dernière fois les thèmes de la partition avant de s’éteindre. Cela, c’était de toute beauté.
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Moins réussi étaient pour moi les aspects dramatiques et énergiques de la composition. Au lieu de créer de la tension, Michael Boder s’est contenté de faire jouer plus fort, ce qui n’est pas la même chose.
Mais somme toute, le « Wozzeck » de Bâle vaut un détour, c’est une production inhabituelle, fascinante et étonnante qui montre un des tout grands opéras de notre siècle sous une lumière forte et impressionnante.
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