Rusalka. Antonin Dvorak.
Oper.
Ewald Körner, Klaus Froboese. Stadttheater Bern.
Radio Suisse Romande, Espace 2, Musimag, 27 février 1990.
Dvorak est connu comme compositeur de musique symphonique. On oublie volontiers que sa carrière de musicien a commencé dans la fosse d’orchestre d’un théâtre lyrique, au théâtre national de Prague, où Dvorak jouait pendant 11 ans l’alto. On oublie aussi que Dvorak a écrit dix opéras qu’il considérait tous aussi bien comme chefs d’œuvre que ses symphonies et ses danses slaves. Mais au-dehors de son pays natal, les opéras que Dvorak a écrits n’ont jamais eu beaucoup de succès, c’est à peine si on connait l’opéra le plus populaire en Tchechoslowakie, « Rusalka ».
Maintenant que Berne nous a comblé la lacune, nous avons pu apprendre deux choses en même temps. Nous avons appris ce que « Rusalka » devrait être, et en même temps, nous avons appris ce que « Rusalka » ne devrait pas être. Nous avons donc fait connaissance de l’œuvre et de ses exigences, et nous avons fait connaissance d’une réalisation mal adaptée.
(Musik)
« Rusalka » est un mot tchèque et signifie « nymphe ». Au centre de l’opéra, vous avez donc un personnage fictif, un personnage romantique, qui porte le visage et le buste d’une femme, mais son corps se transforme au-dessous du nombril en queue de poisson. – Cette nymphe, cette Rusalka donc, vit avec ses sœurs et d’autres personnages mythologiques au milieu des forêts bohémiennes, dans un lac profond et silencieux.
Pour Dvorak, c’est l’occasion de faire sonner son grand orchestre romantique et d’y faire entrer l’expression folklorique de la musique tchèque. Mais en même temps, il pose le problème de meubler la scène. Berne a choisi la solution d’un ballet de nymphes. Vous avez donc trois femmes en tricot vert qui font de la gymnastique rythmée dans une décoration fantaisiste et pas très bien éclairée.
Mais voilà que Rusalka surgit à la surface du lac. Pour le théâtre, le problème se pose de ne pas seulement faire surgir une cantatrice, mais une nymphe. Berne se décide d’ouvrir une trappe cachée dans la surface argentée qui signifie le lac, et de faire monter la nymphe par ascenseur. Mais puisque les jambes sont supposées être emprisonnées dans une queue de poisson, la cantatrice n’apparaît que jusqu’au nombril. Les jambes restent cachées dans le trou. Cette conception a le désavantage d’immobiliser la cantatrice. Pendant son premier air, elle ne peut que bouger les bras ; pour compenser l’immobilité des jambes, elle bouge ses bras très fréquemment.
Mais écoutons ce que nous chante Rusalka. Elle est amoureuse d’un jeune homme, d’un prince même, et pour pouvoir le suivre et rester autour de lui, elle voudrait changer sa nature et se faire transformer en personnage humain. Il y a la possibilité pour une nymphe de devenir femme. La sorcière sait ce qu’on doit faire. Mais la nymphe ne pourra jamais parler aux hommes, elle restera muette. Rusalka est prête à payer le prix, et la sorcière la transforme.
Nouveau problème pour le théâtre : Comment effectuer cette transformation sur scène ouverte ? Plusieurs solutions sont possibles, car le théâtre a l’habitude de cette sorte de changements. Pensez p.ex. à « La flûte enchantée », où Papagena se transforme de vieille fille en jeune femme. Mais le théâtre de Berne choisit la solution la moins élégante : Il fait sortir Rusalka de son trou et éteint la lumière. Et pendant que l’orchestre continue de jouer, on devine la cantatrice qui dans le noir change hâtivement de costume. Et dans son nouveau costume elle rencontre son prince charmant qui est étonné de trouver une si belle femme au bord du lac. L’amour le prend, et il décide de l’emmener au château et de l’épouser. Dvorak compose un duo triomphant pour soprano et ténor, pendant lequel la nymphe et le prince font le tour du plateau, sans pouvoir bouger librement, car le milieu de la scène est occupé par le soi-disant lac. Le théâtre s’est donc créé ses propres inconvénients.
Vous pouvez vous imaginer la suite de l’histoire. Une fois au palais, le prince commence à avoir honte de sa fiancée qui ne sait pas parler et qui n’a pas l’habitude de se tenir debout. Elle a donc l’air gauche et pas du tout séduisante, et le prince ne trouve plus chez elle les charmes qu’elle avait en nature. Alors, il la repousse, et elle se retire dans la forêt où elle mène une existence misérable. Elle ne peut plus rentrer dans le lac et retrouver ses sœurs, parce qu’elle a trahi sa vraie nature. D’autre part, elle n’est pas faite non plus pour vivre parmi les hommes. Mais le prince, lui, n’est pas plus heureux. A peine l’a-t-elle quitté qu’il s’en repentit. Il a l’ennui d’elle, il s’en meurt. Alors il va à sa rencontre dans les bois et il lui demande un baiser ; sachant que le baiser d’une nymphe est mortel, il pense se racheter par la mort des injustices qu’il a commises.
Deux mondes se rencontrent dans « Rusalka » sans pouvoir se réconcilier : Le monde de la nature et le monde des hommes ; et le monde de la nature correspond à l’inconscient, au rêve, alors que le monde des hommes correspond au conscient, à la raison. Cette dichotomie admise, c’est évident pourquoi Rusalka est muette dès qu’elle change de nature. Le monde de l’inconscient ne parle pas le langage de la raison. Le monde des rêves nous paraît grotesque une fois qu’il est sorti du sommeil et se présente au jour. D’autre part, l’inconscient représente une force et une attraction élémentaire qui explique pourquoi le prince succombe à sa séduction.
La mise en scène bernoise, signée Klaus Froboese, n’a pas essayé de montrer et d’expliquer la nature de la rencontre de ces deux mondes. Elle s’est limitée à suivre les indications du livret, et en suivant les conceptions de la féerie du 19e, elle est entrée dans le piège du mauvais goût et de l’invraisemblance. Pour créer l’atmosphère et le charme d’un lac silencieux au milieu des bois, il ne suffit pas de faire bouger trois danseuses enveloppées de tulle verte. Cette solution est vieux jeu. Pour séduire des spectateurs d’aujourd’hui, il faut des solutions plus sincères, des solutions qui tiennent compte que nous ne sommes pas un public d’enfants qui reste bouche bée en face de trois roseaux illuminés. La mise en scène n’a donc pas compris et admis que « Rusalka » signifie aujourd’hui un défi : le défi de créer une atmosphère authentique de contes et de mythologies.
Et cette atmosphère authentique ne se crée pas en répétant naïvement les cliches des spectacles pour enfants.
(Musik)
« Rusalka » exige une triple conception. Au point de vue mise en scène, il faut qu’elle soit réfléchie ; la direction musicale doit être raffinée, et le chant doit être naïf. S’il est possible de réconcilier ces trois tendances, alors le pari est gagné, car la production répond aux exigences relatives de chaque élément constitutif. Mais je vous l’ai dit : La mise en scène n’était pas réfléchie, mais naïve.
Et la direction musicale manquait de raffinement. Cela tient d’une part à la conception correcte, mais un peu carrée d’Ewald Körner qui n’a jamais été un impressionniste brillant. Mais cela tient aussi et surtout à la grandeur de la fosse qui ne peut accueillir qu’une soixantaine de musiciens. Cela signifie que les violons sont trop faibles pour créer un piano velouté, et ce manque numérique de cordes entraîne par conséquence une conception qui part du forte pour mêler les couleurs orchestrales au lieu de pouvoir partir du piano pour chercher des échanges subtils et différenciés entre les registres et les groupes d’instruments. La partition qui devrait jouer avec des vibrations insaisissables a donc passé sous une loupe qui a un peu détruit le charme du mystère et de la beauté voilée en grossissant le tissu.
Les chanteurs ont eu beaucoup de succès, et le public indulgent n’a pas remarqué qu’ils étaient tous dans la mauvaise production. C’est-à-dire qu’aucun n’avait la naïveté requise, naïveté qui se traduirait, si je comprends bien la chose, par un timbre lyrique plutôt que dramatique. La voix dramatique a une expression vive qui trahit une volonté ferme et consciente, alors que les personnages mythologiques de « Rusalka » ont la grâce de l’inconscient, et ce charme-là est plus facile à rendre par une voix lyrique. Ceci dit, on se rend compte que les lacunes de la production bernoise tiennent surtout à la grandeur et à l’organisation de la maison (p.ex. au fait qu’il s’agit d’un théâtre avec une troupe permanente, et que les limites de l’ensemble l’empêchent d’aborder la totalité du répertoire parce a’il n’a pas chaque type de chanteur à disposition), les lacunes de « Rusalka » font donc, si je puis dire, part du système, et s’il faut blâmer quelque chose, c’est l’ambition des dirigeants de vouloir tout faire, au lieu de tenir compte des restrictions que leur impose la nature des chose. L’histoire de la nymphe Rusalka qui sort de ses limites pour se briser correspond donc assez bien à la situation du théâtre de Berne.