Boris Godunow. Modest Mussorgski.
Opéra.
Michael Boder, Hans Hollmann, Hans Hoffer. Theater Basel.
Radio Suisse Romande, Espace 2, Magazine de la musique, mi-octobre 1990.
Le meilleur chœur d'opéra se trouve à Bâle – c'est un fait assez connu en Suisse et à l'étranger, bien que ce chœur, on ne l'entendait que rarement du temps de l'ancienne direction, ce qui facilitait la légende. Or, pour l'ouverture de sa 2e saison, la nouvelle équipe de Bâle a joué son atout en mettant "Boris Godunow" à l'affiche. Et elle a donné l'occasion au chœur de déployer sa beauté vocale, la splendeur de ses voix et l'homogénéité de ses registres. Car "Boris Godunow", cet opéra de Modest Mussorgski accorde un rôle important au chœur. C'est lui qui ouvre la première scène, et c'est sur lui que le rideau final se ferme. Et puisque le chœur symbolise le peuple, il y a des gens qui disent que "Boris Godunow" est un opéra où le peuple tient le rôle principal. C'est une réflexion à considérer. D'autre part, personne ne peut nier que l'opéra ne se nomme pas d'après le peuple, mais d'après le tsar Boris Godunow, ce tsar malheureux qui a tué le dauphin pour accéder au trône. C'est donc par un crime qu'il s'est procuré le pouvoir – et ce crime commence à le hanter au cours de l'opéra. La vision du petit corps massacré ne le quitte plus. Et tout en reconnaissant l'atrocité de son crime, il perd la clarté de la vue pour les affaires courantes, il se brouille, il se perd dans la folie. Le tsar est tout aussi victime du pouvoir que le peuple. – Constatons donc que le rôle principal dans cet opéra n'appartient ni au peuple, ni à Boris Godunow: il appartient au pouvoir.
Mais comment montrer le pouvoir sur scène, comment le symboliser? Pour résoudre ce problème, le metteur en scène bâlois Hans Hollmann s'est décidé à créer un espace symbolique, en jetant la scène dans le noir. Le noir est le symbole de la détresse, de l'incertain, de la menace. Au fond de la scène cependant, à travers une fente, l'on aperçoit une lueur lointaine, et cette lueur symbolise la chaleur, la lumière, l'abri. Or, en recherchant cet abri et en fuyant le noir, les hommes deviennent rivaux, ils se combattent, et le fameux "struggle of life" devient un "struggle of power". L'aspiration d'accéder au pouvoir ne serait donc rien d'autre que la volonté de se mettre à l'abri. A l'abri, au chaud, personne ne peut vous faire mal. Cette illusion enfantine déclenche le jeu du pouvoir, mais l'opéra nous montre que le pouvoir ne sauve personne et que Boris Godunow, le tsar, est tout aussi malheureux que son peuple. C'est une mise en scène symbolique qui révèle beaucoup sur les arrière-fonds de Boris Godunow, et cette mise en scène symbolique de Hans Hollmann a l'avantage de s'accorder parfaitement à la musique. Car la musique, elle aussi nous parle du vide, du désespoir, de l'angoisse. Surtout dans sa version originale, où Mussorgski a réalisé un type d'instrumentation, dont la valeur n'a été reconnue que de nos jours.
Mais à Bâle, il est impossible de se tromper de la valeur de cette musique, grâce à la baguette du jeune chef Michael Boder, successeur d'Armin Jordan à la direction de l'opéra de Bâle. Boder nous donne une interprétation pleine d'énergie et de tension, sans jamais tomber dans le pathétique ou le ronflant. Dans la fosse comme sur scène, nous retrouvons donc la même sorte de clarté chaste, de candeur juvénile qui ne nous cache rien des abymes dans le drame du tsar russe Boris Godunow.