Barbe-bleue. Jacques Offenbach.
Opéra bouffe.
Stadtheater Bern.
Radio Suisse Romande, Espace 2, Musimag, début janvier 1989.
Vous connaissez le conte de Charles Perrault, et si vous avez vu l'opéra bouffe d'Offenbach, vous savez aussi comment Meilhac et Halévy ont transformé l'histoire. À part le malfaiteur du rôle-titre, Barbe-bleue, ils ont inventé un deuxième homme méchant, le roi Bobèche. Barbe-bleue tue les femmes, c'est connu. Et Bobèche tue les hommes, cela, c'est nouveau. L'opéra nous montre donc deux maniaques. L'un est hanté de jalousie, l'autre rongé du désir sexuel. Les deux seraient unis en prison, si leur situation politique n'empêchait qu'on ne les punisse – une histoire bien connue, même aujourd'hui.
Mais ce qui fait la différence entre les hommes de l'opéra bouffe du 19e et les hommes du 20e siècle, c'est qu'à la fin de l'opéra bouffe, tous les hommes et toutes les femmes tuées réapparaissent sur scène; vivants et indemnes. Car les subordonnés de Bobèche et de Barbe-bleue n'ont pas eu le cœur de suivre les ordres. Grâce à leur refus d'obéissance, les meurtres atroces, que les chefs d'état ont ordonnés, n'ont pas été effectués. L'opéra bouffe, par cette fin où toutes les victimes réapparaissent, nous fait éprouver l'inhumanité non pas de l'opéra bouffe, mais de la réalité. N'oubliez pas que l'enquête du Prof. Favet vient de prouver que le CICR, par un peu plus de courage et de cran, aurait pu sauver des milliers de juifs pendant la 2e guerre mondiale.
Est-ce que la mise en scène a fait ressortir ces implications politiques? Oui et non. Non en ce qui concerne l'interprète de Barbe-bleue qui était un chanteur américain fort ventru qui, par sa lourdeur inoffensive et par son manque de souplesse n'arrivait pas à faire éprouver les profondeurs de la noirceur de Barbe-bleue qui est poussé à dévorer ce qu'il aime. Et M. Arley Reece (c'était lui le Barbe-bleue de la première) a souligné l'innocence de son caractère par une diction si fausse dans ses inflexions qu'il prenait l'air d'un brave garçon bébête et zélé – tout à fait le contraire de Barbe-bleue, et cette transformation du rôle, bien entendu, n'était pas le résultat d'une recherche artistique poussée à ses extrêmes, non elle provenait du manque de talent de M. Reece. Est-ce qu'il savait au moins chanter? Jugez-en vous-même:
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Arley Reece, Barbe-bleue, première, théâtre municipal de Berne.
Le chanteur du roi Bobèche, Helmut Wallner, lui, par contre, était si génial que je lui attribuerais volontiers un Oscar pour la meilleure interprétation de la saison. Impossible de décrire son jeu en quelques mots; car Wallner sait exprimer mille nuances; chez lui – talent rarissime pour un chanteur – chez lui, la moindre partie de son corps est animée par un esprit vif et alerte. Un battement des paupières, un petit geste du pied prennent une signification insoupçonnée, c'est une étude du grotesque et du démoniaque qui peut animer un homme d'état, et cette étude est si précise et si différenciée qu'elle reste dans vos souvenirs comme un des moments les plus précieux que le théâtre puisse donner. Malheureusement, la radio ne peut pas vous présenter le génie d'Helmut Wallner.
(Musik)
Alors, vaut-il la peine de se déplacer pour ce chanteur unique? Hélas, non. Si je ne puis vous recommander la nouvelle production de "Barbe-bleue" à Berne, cela ne tient pas au manque de talent de Helmut Wallner, cela tient au fait que le représentation dure trois heures. La grande scène de Wallner ne prend qu'un quart d'heures. Et pour des raisons qui m'échappent, le théâtre a placé l'entracte après 50 minutes, juste avant l'apparition du roi Bobèche. Si vous voulez le voir, vous ne pouvez donc pas quitter la salle après sa grande scène. Vous êtes obligés de voir tout le reste, si insignifiant qu'il soit.