Wiener Blut. Johann Strauss.
Herbert Wernicke. Theater Basel.
Radio Suisse Romande, Espace 2, Musimag, 5 octobre 1988.
Pendant des années, Bâle n'a plus vu d'opérettes. Avec son nouveau directeur Frank Baumbauer, le théâtre de Bâle redonne donc droit de cité à un genre fort controversé. Une décision fort intéressante. L'opérette est toujours menacée de glisser dans le kitsch sentimental en évoquant les intrigues et les romans d'amour d'une époque passée. Souvent la logique des livrets est tellement défaillante qu'elle semble préfigurer le théâtre absurde, et souvent la musique cherche l'effet bon marché.
Que va-t-on donc faire de "Wiener Blut" dans le théâtre de Bâle, un théâtre qui proclame une ligne progressiste? Va-t-on souligner la douceur rose du bon vieux temps? Où va-t-on dénoncer les illusions créées par l'opérette?
À Bâle, on n'a fait ni l'un ni l'autre. On a évité le kitsch sentimental en produisant une nouvelle sorte de kitsch: le kitsch idéologique.
La mise en scène a refait le travail du livret. Le livret raconte que les gens sont hantés de deux désirs: du désir sexuel et du désir de concupiscence. L'opérette raconte cela avec humour, en voilant les atrocités de ses caractères par le charme de la musique et l'embrouillement de l'action. La mise en scène de Herbert Wernicke par contre a ôté ce voile, et elle nous présente toutes les obscénités cachées sans le moindre déguisement. Nous assistons donc à un spectacle nettement vulgaire, qui, sous prétexte de démasquer la vulgarité, la reproduit sur scène. Et le public en est ravi. Il applaudit quand les messieurs ouvrent leurs boutiques ou quand ils pincent les demoiselles dans le cul. Pour moi un triste retour au théâtre d'avant-hier.
Et la musique? La mise en scène a décidé de supprimer l'orchestre. Pas d'orchestre, pas de sentimentalité. Pas de violons qui vous séduisent avec leurs mélodies douceâtres, pas de souffleurs qui marquent le rythme entrainant de la valse viennoise. Par contre, vous trouvez sur scène six pianos à queue, joués par six pianistes d'un sérieux et d'un dévouement comique, car à côté d'eux, sur la scène, vous trouvez un tas de vulgarité. Et les pianistes y font contraste par leur attitude irréprochable.
Malheureusement, la réduction de la musique signifie réduction de la précision, car il est difficile pour six pianos de rester ensemble sans chef. En plus, cette réduction signifie réduction des couleurs (alors que les couleurs sont vitales pour la musique des Strauss) afin de plonger l'opérette dans une lumière froide et analytique.
Vous retrouvez cette lumière froide et analytique dans les décors. Le "Sang viennois" ne se donne pas à Vienne, mais dans une salle d'exposition constituée des pianos noirs et de parois blanches. Les chanteurs qui entrent n'appartiennent pas à l'opérette, mais au théâtre absurde. Tous sont ridicules, tous réduits dans leur expression, car chacun a son petit côté maniaque souligné par la mise en scène. Le valet de chambre est gros et stupide; le comte un obsédé sexuel; la comtesse une sadique qui fouette les hommes quand elle pique une rage.
Tous ces personnages atroces s'entremêlent et produisent une chaîne d'effets vulgaires. Ces effets sont applaudis avec chaleur, alors que la mise en scène comptait les démasquer. Elle voulait dire: Regardez comme les gens sont idiots dans l'opérette! Regardez comme ce genre est vulgaire! Mais en nous faisant cette démonstration, la mise en scène a triché. Car c'est précisément le sujet de l'opérette "Wiener Blut" de démasquer la vulgarité des diplomates. La mise en scène refait donc le travail de l'opérette sans l'avouer. Mais en refaisant ce travail, elle produit de la redondance. Et pire, elle gâte la dialectique de l'œuvre initiale: Car l'opérette dénonçait la vulgarité et la stupidité sous le voile du charme et de l'enjouement. Elle jouait donc avec la différence entre les apparences et la substance. Cette dialectique a été détruite à Bâle.
L'ensemble était inégal. Une petite soubrette boulotte qui donnait la Pepi a fait le ravissement de tous. Elle chante avec aise et perfection, et en même temps, elle montre un rayonnement intérieur et une gamme d'expressions qui font d'elle la seule personne vivante dans un cabinet de monstres. Si elle a mérité ses applaudissements, elle a en même temps brisé le cadre de la mise en scène, car celle-ci ne misait pas sur l'identification et le jeu psychologique. Les autres acteurs se sont tenus à la prescription, et ils nous ont donnes des types au lieu d'homme vivants, types ridicules qui n'avaient pas tous une voix faite pour porter l'opérette. Malgré tout, on a senti que l'ensemble avait plaisir à faire les drôles, et le public l'a suivi.