Cats. Andrew Lloyd Webber. / Les Misérables.
Theater an der Wien / Ronacher Wien.
Radio Suisse Romande, Espace 2, Musimag, 6 décembre 1988.
Une question qui m'a intéressé tout particulièrement lors de mon dernier séjour à Vienne, c'est la question du succès inexplicable. L'histoire de ce succès inexplicable commence en 1982. C'est l'année où l'un des théâtres les plus anciens et les plus renommés, le Theater an der Wien, reçoit un nouveau directeur. Le Theater an der Wien est celui où Beethoven a donné la première création de "Fidelio". Et le directeur qui a repris l'établissement s'appelle Peter Weck. Pour l'ouverture de la saison, Peter Weck a proposé un musical qui, depuis, n'arrête pas de marcher. Son nom: "Cats". Les autres productions que Weck avait préparée pour sa première saison ont dû être remis à l'année suivante, puis à l'année suivante, puis à l'année suivante, bref, après 5 ans, au terme de son contrat, le directeur Peter Weck n'a sorti qu'une seule production, "Cats", qui continue de remplir le théâtre soir par soir.
Mais hélas, même le succès peut devenir inconfortable. D'une part, le public ne cesse d'affluer pour voir "Cats", et d'autre part Peter Weck, les autorités et les journalistes trouvent qu'il serait temps de présenter autre chose et de présenter au public les nouveaux titres qui se donnent au domaine du musical.
Comment résoudre le problème? La ville de Vienne tire de son chapeau une solution géniale. Elle donne un deuxième théâtre à Peter Weck, théâtre délabré qui n'était plus en fonction pendant 30 ans. Weck y installe "Cats" pour déblayer le Theater an der Wien, et "Cats" continue de marcher sur sa nouvelle scène. C'est actuellement sa 6e année.
Mais la boule de neige, ou plutôt la boule du succès, continue à rouler. Peter Weck reçoit un 3e théâtre, lui aussi rénové par la ville, et Weck se met à y produire "Les Misérables". La première était au mois de septembre, et depuis, le musical ne cesse de tourner et d'attirer le public. De nouveau un succès incompréhensible, mais presque menaçant. Car une autre production se prépare, de nouveau un musical, bien entendu, et ce nouveau musical entraînera de nouveau un succès éclatant et garanti: Car le musical joue dans les couloirs et les caves du Palais Garnier, et il parle du "fantôme de l'opéra" – "The Phantom of the Opera".
Mais pourquoi tous ces succès, comment les expliquer? Voilà la question qui m'intéresse. Relevons d'abord les faits objectifs: "Cats" se trouve à sa 6e année, et c'est encore et toujours difficile de se procurer des billets d'entrée. La salle est pleine à craquer. Le public est attentif, fasciné, même dévoué. Les applaudissements sont chaleureux et enthousiastes. Mais pourquoi?
Est-ce que le succès tient à la musique? Comme mélomane, vous seriez tentés de dire non, car la partition est simple, voire bon marché. Au plan mélodique, au plan rythmique, au plan instrumental, vous ne trouvez pas d'inventions frappantes ni de formes raffinées.
Alors, le succès serait-il dû à l'action? C'est improbable aussi, car le musical de "Cats" ne connaît pas d'intrigue; il n'y a pas d'histoire qui nous parle du conflit entre les bons et les méchants, pas d'histoire non plus qui nous présente les aventures de deux amoureux séparés qui cherchent à se réunir; car "Cats" ne se réfère pas à un drame ni à un roman, "Cats" se réfère à une collection de poèmes que l'écrivain anglais T.S. Eliot a recueillis sous le titre de "Old Possum's Book of Practical Cats".
Mais puisqu'il n'y a ni intrigue ni action ni musique remarquable, le spectacle a acquis une nouvelle vertu: il ne présente aucune difficulté à son public. Tout le monde peut le comprendre, de 7 à 77 ans, car tout le monde connaît les chats. Et "Cats" ne fait rien d'autre que de nous présenter des chansons imagées du plus ancien animal domestique.
On vient de lire que cet animal domestique dans notre monde civilisé est plus apprécié que le chien. Cela se comprend: Le chat fait moins de bruit; il lui faut moins de place et moins de nourriture, il ne fait pas de saleté et vous n'êtes pas obligés de sortir deux fois par jour avec lui.
Par le choix des chats, vous pouvez donc compter sur les sentiments chaleureux du public. Les gens aiment les chats, et en retrouvant les chats sur scène, ils sont ravis comme s'ils y retrouvaient des amis. Mais au théâtre, ils ne sont pas confrontés à des chats réels, mais à des chat artificiels et transformés, et cela, c'est plus fascinant encore.
Ils retrouvent donc sur scène la nature innocente et la pureté des animaux, car le théâtre reproduit le répertoire gestuel des chats, leur grâce, leur élégance, leurs sauts lestes et précis. – Mais puisque ces gestes sont imités par des acteurs, sous des masques et des costumes de chats, vous devinez derrière le déguisement des corps humains jeunes, bien faits, sveltes et musclés. Et vous ne voyez pas seulement un corps, mais une trentaine de corps qui se frottent et qui s'entremêlent, et ces contacts corporels ne se font pas selon la tradition rigide et hermétique du ballet traditionnel, mais selon la nature animale et féroce des chats chéris, desquels émane une attraction et un érotisme incomparable.
Rien ne vous détourne de cette attraction érotique. La musique est insignifiante, l'action n'existe pas. Et les paroles, chantées par des danseurs étrangers, sont incompréhensibles; mais par cette qualité d'incompréhensibilité, la parole ne dérange pas votre plaisir de voir et de rêver.
Et ce rêve que "Cats" vous procure ne se trouve pas dans un jardin zoologique tranquille et ennuyeux, non, il se trouve dans un jardin artificiel et palpitant avec des rythmes et des éclairages d'aujourd'hui qui correspondent aux rythmes et aux lumières du show télévisé.
Dans "Cats", vous retrouvez donc le monde artificiel de la télévision; mais ce monde n'est plus réduit aux dimensions de votre petit écran, non, cette fois, il est agrandi, embelli et multipliée par la plateforme vivante et réelle.
Autre chose se passe dans le 2e musical sur les programmes de Peter Weck, "Les Misérables" d'après Victor Hugo. Nul ne sait encore si cette production trouvera le même succès que "Cats". À l'instant, le théâtre joue à guichets fermés, et la preuve est faite que la ville est assez grande pour supporter deux musicaux, et même trois. Il semble que le public qui, grâce à "Cats", a pris goût à ce genre de théâtre, soit avide de suivre d'autres productions.
Or, le succès des "Misérables" a été accompagné – et peut-être même provoqué – par une campagne publicitaire puissante et hautement professionnelle qui garantit que chacun des deux millions d'habitants de Vienne sait à quel théâtre trouver "Les Misérables".
Et si les masses s'y rendent, elles trouvent une production qui correspond vraiment à ses goûts et à ses exigences. L'histoire des "Misérables", telle que nous la raconte la pièce, est facile à suivre, la musique plaît sans avoir d'ambitions et la mise en scène, grâce à son réalisme, permet l'identification avec les personnages.
Et pour que le public des jeunes retrouve le "sound" actuel et que le public des vieux comprenne ce qui se passe, les chanteurs sont amplifiés et l'orchestre passe par un jeu d'orgue qui transforme la bande sonore en la maquillant du style "disco".
Le musical vous donne, en raccourci, quelques images de la vie de Jean Valjean. Vous assistez au moment où il sort du bagne, vous voyez sa conversion au christianisme le plus pur, grâce au modèle de l'évêque de Digue, puis vous plongez dans le monde de la pauvre petite Cosette, vous assistez au coup de foudre qui lie Cosette à Marius, et vous voyez pour finir les barricades de l'année 1832 et la mort de Jean Valjean.
Toutes ces images se déroulent en deux heures, et même si vous êtes viennois et même si vous n'avez jamais lu une ligne d'Hugo, les images du musical vous sont connues, car ce sont les images éternelles du coup de foudre et de l'amour, de la haine et de la tristesse. Et ce ne sont pas seulement des images éternelles de la vie humaine, non, par leur implications politiques et révolutionnaires (vous voyez des étudiants qui se soulèvent et vous voyez des barricades), ces images correspondent aussi aux images que nous voyons tous les soirs au téléjournal.
Et puisque nous sommes habitués à ce genre d'images et aussi à ce genre de transition d'une image à l'autre, transitions motivées par des explications simples, nettes et sans équivoque, nous retrouvons dans "Les Misérables" aussi bien que dans "Cats" un phénomène fascinant: le phénomène de l'interpénétration du théâtre et de la télévision.
Vous vous souvenez peut-être des débuts de la télévision. Lorsqu'elle n'avait pas encore trouvé ses propres moyens, elle ne cessait d'imiter le théâtre. Or, aujourd'hui, nous assistons au retour de la marée: l'esthétique et les lois du petit écran étant tellement familiers aux spectateurs, le théâtre doit les imiter s'il veut trouver le succès auprès des masses. Alors que le théâtre était le berceau de la télévision, c'est maintenant la télévision qui vient raviver et rajeunir l'esthétique théâtrale. Ce processus aujourd'hui se borne au théâtre de boulevard. Mais tôt ou tard, il va atteindre le théâtre dit sérieux. Et ce sera intéressant de voir comment les formes, aujourd'hui encore appelées vulgaires, vont grimper l'échelon.